
Le feuilleton de l’été se poursuit. Retour sur la « drôle de période » de 2020 à 2023 à travers quelques moments de vie et une réflexion de fond
A nouveau en Pologne, cette fois à Varsovie. Je loge dans une suite mi-sinistre, le Sobieski, un hôtel nineties’ post-soviétique aussi fatigué que moi ce soir. Toutes les mesures sont tombées en Suisse, quasi toutes, à part la couche-culotte faciale dans les transports publics et les lieux de soins, jusqu’à fin mars, histoire que les chiards ne se sentent pas complètement abandonnés par le gouvernement en pleine déroute certainement.
Je ne suis pas dans le secret des dieux mais rien n’explique mieux cette précipitation à vouloir « retourner à la normale » que des pressions extérieures formidables. Quelque chose a dû rompre dans les chancelleries, on a changé de plan et laissé les gouvernants éponger la merde. Pourtant, rien n’a changé depuis mars 2020, ni plus ni moins de morts, peut-être un peu moins d’hospitalisations et les médecins de ville ont recommencé à soigner. On avoue même que, par quelques tours de passe-passe, on a transformé des hospitalisations standards (jambe cassée, intoxication quelconque, chirurgie orthopédique agendée de longue date) en hospitalisation covid …après un test positif ! La soudaineté de la fin des mesures discrédite tout le discours officiel précédent. On va faire comme si on était content. En fait, j’étais content, tout de même, à mon corps défendant. Nous sommes allés au restaurant le soir-même, après une journée à courir les magasins de Lausanne. Très, très, très peu de masques, pas de couche-culottite faciale chronique, mes congénères sont juste de grosses larves sans couilles ni cervelle dans leur majorité mais, néanmoins, soulagés qu’on leur lâche la grappe qu’ils n’ont pas !

Ce matin, à l’hôtel, je me suis réjoui de trouver deux paires de ces chaussures en éponge que les hôtels un peu chic offrent à leurs clients pour qu’ils se rendent au spa ou ne se refroidissent pas la patte au sortir de la douche. Je les ramènerai pour maman. Je me suis ravisé, j’avais brièvement oublié que maman était morte. Les mesures ont beau tomber, ça ne la fera pas ressusciter pour autant. J’aurais aimé l’appeler, lui raconter Varsovie, la Galerie Nationale, ses collections de peintres polonais aux noms imprononçables. J’essaie de vivre ma vie berlinoise à Varsovie même si maman n’est plus ; même si, selon l’ordre des choses, tout fout l’camp. J’ai retrouvé une rue avec ses cafés et ses vrais badauds, des locaux qui vivent certainement dans l’une des banlieues soviétiques plus ou moins réhabilitées. Ils adorent manger italianisant, ce n’est ni mauvais ni italien, c’est varsovien et ça se déguste avec de la bière ou du vin blanc. Ce soir, je suis tombé dans un resto de filles, que des paires de copines qui mangent et picolent, et se racontent tout. Hier soir, c’était plus mélangé. Il y avait une table de mecs qui se sont descendus deux bouteilles de vodka à 4 ! Même pas ronds, à peine entamés.
C’était bien aujourd’hui, je pensais rentrer comme dans le temps avec des brassées de souvenirs, de ceux que je peux raconter et les autres, et encore un peu de shopping pour ramener des trucs, quelque chose à Cy. On pourrait même faire une virée en Pologne un de ces jours ? En attendant la libération de Berlin.

Mieux que bien, je suis … heureux. Maman est toujours morte, la levée des mesures n’est peut-être qu’une parenthèse, il fait un temps de merde à Varsovie mais je suis heureux. Surtout après un demi de bière (0,5 pour de vrai et pas 0,25) et un plat typiquement polonais au nom imprononçable et à l’aspect curieux pour ne pas dire moche. C’était toutefois excellent. Il ne faut pas venir à Varsovie pour les monuments, le charme de la ville, etc. Les faiseurs de fric la défigurent encore mieux que le pilonnage de la SS et la reconstruction aléatoire de l’ère soviétique, sans parler du centre historique en faux-vieux approximatif. Le nouveau délire urbain consiste en l’érection d’un downtown de gratte-ciels entre deux terrains vagues et des boulevards quasi-autoroutiers. Les Varsoviens sont le vrai trésor de la ville. Sur de vastes écrans LED disposés un peu partout tourne une publicité pour une association religieuse de bienfaisance, certainement liée à un ordre. On y voit un moine tout rond, encapuchonné et la caricature – qui ferait hurler ici – de boiteux, toc-tocs, cassos, tordus, poivrots, traîne-patins pas nets l’air profondément malheureux et le moine de les rassembler autour de lui dans une large embrassade, et les boiteux, toc-tocs, cassos, tordus, poivrots, traîne-patins pas nets de prendre la pose pour un selfie tout sourire ! J’en ai été touché. J’ai toujours envie de courir protéger les Polonais qui m’ont toujours l’air si fragiles même lorsqu’ils sont bourrés ou jouent les gros durs. Et personne pour vous tomber dessus parce que vous ne portez pas de niqab sanitaire en dépit de l’injonction réglementaire. On connaît, ici, la valeur de la dissidence, on présume toujours que le salut viendra d’elle. Et si vous êtes gay, la cinquantaine dépassée et le physique assorti, no problemo. Ce sont les jeunes qui s’excusent de leur jeunesse et courent le vieux mâle. Il y a aussi la force de la foi, la piété de l’Eglise, la droiture des autorités qui escroquent à-qui-mieux-mieux l’hydre de l’Union Européenne, qui pousse parfois de grands discours réac’ mais, dans le même temps, laisse chacun vivre sa vie et soutient, même, financièrement des bars gays !? Cherchez l’erreur. Il n’y a jamais eu d’Ausweis sanitaires ici, jamais les autorités locales n’y ont cru. Dieu et saint Jean-Paul II bénissent la Pologne.

Quartier de Praja, de l’autre côté de la Vistule, un café de bobos masqués, désinfectés, dans d’anciennes écuries ou une orangerie, décors de bric et de broc subtile, un petit parc entretenu planté de nombreux arbres, terrasse et grilles anciennes. De la pouffe anglophone exhibant du mioche, mais charmante, et le fond musical est agréable. Je n’arriverai pas même à conchier les gauchos bon-teint dans ce pays. Il y a des restaurants, des musées, des centres commerciaux, des pinces-fesses, des cinémas d’ouverts, partout, autour de moi. Il y a des rues remplies de piétons, et des églises où prient des fidèles, des magasins plein de clients, la vie somme toute, la bonne vie occidentale que je n’avais plus connue depuis bien deux ans.
Lorsque je sors du Sobieski, je me dis que je devrais téléphoner à maman, puis je me souviens sans douleur marquée, à peine la piqure d’un regret, que ma mère est décédée et, puisque je répète ce mouvement de pensée à chaque fois que je quitte mon hôtel, j’ai quasi l’impression d’avoir fini par appeler maman, lui raconter le retour « à la normale ».