
Je mène une vie, une toute petite vie et, le soir, dans la solitude de ma chambre, je me le répète sur le même ton que Jean Carmet dans le rôle titre de « Miss Mona », grossièrement grimé en femme, sans perruque je crois, en sous-vêtements, tenant une robe contre lui et se regardant dans le miroir, émerveillé, « Je suis une femme, une toute petite femme … ». Je repense aussi à une scène de « La lumière des justes », la série télévisée tirée du roman éponyme d’Henri Troyat. Les comploteurs sont déportés en Sibérie où, finalement, après des années de détention, ils sont autorisés à retrouver un semblant de liberté et un peu de l’agrément de leur vie d’antan. Était-ce Nicolas Ozareff ? était-ce l’un de ses compères ? qui se jette voluptueusement dans une bergère, le large fauteuil est presque déplacé parmi la simplicité spartiate du logis, et l’intéressé de soupirer d’aise « tant d’années loin du confort des salons de Saint-Pétersbourg ! » Petit raccourci de mon état d’esprit, de mon étroit quotidien. Les autorités menacent de nous interdire – nous qui ? les juifs ? les réprouvés ? les invertis ? les communistes ? les noirs ? les ennemis du peuple ? non, voyons, nous sommes en démocratie, nous les non-vaxxés – les autorités souhaitent donc nous interdire la fréquentation de tout lieu public, peut-être même des magasins non-essentiels.

C’est fait, maman est morte, 2021 est terminée et, depuis la mi-décembre, « nous » sommes interdits de musées, cafés, cinémas, théâtres, fitness, piscine publique, etc. Ce « etc. » signifie toutes les possibles interdictions futures qui nous serons faites. Cy. a obtenu un passe de 3 mois, par sérologie positive et je me débrouille. Je m’aperçois que j’ai toujours su me débrouiller. En 40, j’aurais pu avoir une très belle carrière de profiteur de guerre … En fait, ça me dégoûte. Je ne parle pas de questions morales, profits faciles ou trahison à la patrie. L’idée que l’on exploite la détresse d’autrui, ou que l’on prive ce même autrui de joies simples comme pousser la porte d’un tea-room et s’asseoir dans un cabriolet faux Louis XV me met dans une colère froide, muette et profonde, colère que je retourne contre les bistrotiers et autres marchands de soupe qui, benoîtement, se roulent dans la compromission et le collaborationnisme. Il y a tout de même le pourcentage requis de résistants, version en loucedé, fier-à-bras, mariole ou vénal.
Demain, je m’envole pour Cracovie. Ça n’a rien de la terre promise mais la dictature y est moindre. Juste envie de marcher dans les rues d’une ville, anonyme. Essayer de croire que j’ai quitté le front pour quelques jours et voir comment ça fait, la Pologne, au cas où … Je vais peut-être même écrire tous les jours. Ici, ça n’est plus possible. La vie est remplie de vide et de rumeurs, de calculs prévisionnels et de démarches sur le fil. Avec les réseaux d’infos et de solidarité, ça ne me laisse plus ni la tête ni le temps de beaucoup d’autres choses. Une terrasse parfois, parce qu’il fait doux comme cette après-midi, 17h, ciel de suie, presque une lumière d’orage. J’écris si peu que ma plume est sèche, l’encre s’est déshydratée dans la cartouche, me forçant à écrire avec un feutre trouvé dans ma trousse.

C’est fait, j’ai pris l’avion, j’ai traversé les couloirs de « Unique Airport », ex-Kloten, la parfum poudré, un peu fade de ses couloirs, j’ai atterri à Cracovie, pris un taxi pour me retrouver à l’hôtel Metropolitan, dans le quartier juif. La ville est aussi belle qu’un cliché littéraire. Sous le stratus bas, la campagne fait très paysage vaudois. La ville, c’est autre chose, ça tient de Vienne, de Prague et de Münich en bien moins friqué. C’est beau comme un exil. Après les rêves berlinois, la villégiature barcelonaise : Cracovie et ses restos pas chers, quelques pince-fesses, son catholicisme fervent. Ne plus pouvoir appeler maman pour lui raconter à quoi ressemble la chambre, les bizarreries locales et les lieux pittoresques représente la chose la plus étrange dans cette drôle de situation. Personne n’est éternel, je m’attendais bien au départ – un jour ou plutôt l’autre – de ma mère mais si quelqu’un m’avait dit il y a encore 2 ans que je trouverais refuge en Pologne, EN POLOGNE !!! pour fuir une petite semaine la dictature en Suisse, juste me donner vaguement l’impression que tout est normal, en dépit de la mort de maman, des kilos en trop, de mes cinquante ans bien tassés, je l’aurais pris pour un dingue.
Je suis un auteur qui n’écrit plus, si peu. Je ne touche plus mon blog, je ne mets plus rien sur les « réseaux », je n’y vais plus. J’ai un texte à sortir, bientôt, une mise au point plutôt chiadée sur mes convictions, le monde mais il s’agissait du monde d’avant, mon texte donc n’a plus aucune valeur. Il devrait sortir dans … aucune idée, ça va faire trois ans que sa publication est repoussée, la bonne maison d’éditions qui l’a accueilli semble au bord de la faillite … je serai peut-être sa dernière sortie … Cela me touche-t-il ? me rend-il triste ? On est passé au-delà : en fait, je m’en fous. J’ai 52 ans, 12 kg de trop, maman est morte et Berlin m’est interdite. Je veux dire que la vie facile que je menais à Berlin, miam-miam-glou-glou-turlututu sans chapeau pointu m’est interdite. Entre temps, je suis devenu vieux mais, ça aussi, je m’en fous. Je n’arrive pas à diagnostiquer ma dépression, il s’agit plus ou moins de mon état … normal !

La petite serveuse brune, reteinte, qui s’occupe de ma table le fait avec un grand professionnalisme. Je lui ai commandé un café après mon dîner, après avoir terminé mon second verre de vin, et elle surveille discrètement le niveau du verre. Je loge dans le quartier juif de Kraków, un quatre étoiles proprets où l’on m’a obligeamment surclassé. J’en sors et j’y rentre sans niqab sanitaire, personne ne dit rien. L’un des garçons de salle au petit-déjeuner est … discrètement magnifique. Stature moyenne, profil racé, taille étroite, cheveux mi-longs châtain. Ses sourcils sont épilés avec naturel. Il a l’œil à tout. Le personnel de l’hôtel est très serviable. Je leur sers des « dziękuję », des « dzień dobry » et des « do widzenia » à longueur de journée et le reste en anglais.
Le restaurant s’appelle « Plac Nowy 1 », j’y ai atterri parce que ses cuisines étaient encore ouvertes. Cela fait bientôt deux ans que je travaille de manière olé-olé, je n’ai plus d’horaire et, avec l’hiver et la relégation sociale, je ne trouve rien qui vaille et motive mon lever avant 10h30, voire 11h. Conséquemment, je prends un petit-déjeuner vers 11h30, une collation à 17h et n’ai pas faim avant 22h. Pareil à Kraków. Et la ville n’est pas du genre couche-tôt mais ses restaurants – leurs cuisines du moins – si, apparemment.