Eh bien ! Dansez maintenant – Episode 3


Avant, dans le temps, quand tout n’était pas moins anormal que d’habitude, mon petit plaisir consistait à faire ma valise, acheter un billet et filer à Berlin, pour y vivre … ma vie berlinoise, un rythme lent, une vie de rentier dix-neuvième-siéclard, expositions, pince-fesses, restau’, courses, etc. Une bonne vie et ses plaisirs, ses habitudes, la messe dominicale avec Christine, le déjeuner qui suit avec son mari qui nous rejoint dans un bon bistrot et la promenade dans l’après-midi. Il y a aussi les visites à Li’, un dîner avec elle chez Wyers ou chez l’Indien à Wilmersdorf, ou chez le Thaï de Steglitz, quelques courses encore et, une fois sur deux, le thé chez sa mère. C’est une très bonne vie qui s’écoulait sans incidence majeure, parfois rehaussée  d’une lubie de Cy. resté à l’autre bout du fil.

 Il y a quelques jours de cela, un Lidl a ouvert quasi sous nos fenêtres, horaires étendus, 6h-22h. Ah ! faire ses courses de nuit, comme quand je pouvais encore séjourner à Berlin, ou dans une grande ville étrangère, sans parler de l’aménagement quasi exotique des rayons, de la marchandise importée directement d’Allemagne et introuvable ailleurs dans un commerce suisse ; je pourrais – presque – m’y croire, sorti de chez Dussmann, le grand libraire-disquaire de la Friedrichstrasse, ou de l’une de mes cantines, avant la soirée truc, ou bidule. Je n’ai évidemment plus séjourné en Allemagne depuis la mort de maman ; le temps s’est arrêté, émietté en mille petites séquences, segmenté par mille inquiétudes des plus ridicules ou plus fondamentales. Quand, avec Cy, nous déambulons dans les rayons du Lidl voisin, je me sens quasi libre, comme là-bas. Evidemment, ce  n’est pas la mort de maman qui a jeté un voile gris sur toutes nos vies. Aussi malheureuse soit sa disparition, le « nouveau normal » m’a dérobé son deuil. Chaque instant porte sa petite lutte, son lot d’angoisses. Je crains que l’échappatoire « Lidl » ne fasse long feu. Dans le fond, je suis soulagé que ma mère soit morte et ne connaisse pas les dernières extrémités de cette vie doucereuse de violence. Se faire marcher sur la gueule par un pouvoir dictatorial, soit, mais pas cette pantalonnade médiocre, une tyrannie à hauteur de boomers, rapport à la paresse intellectuelle de la susmentionnée génération.

Je vis en résidence surveillée. J’ai un passe de 48 heures, je le fais renouveler trois fois par semaine aux frais de la Confédération, j’y ai droit, j’ai une dispense médicale du pseudo-vaccin et j’emmerde l’autorité fédérale. Je pourrais aller au ciné, au café, vivre somme toute, mais ça me dégoûte. J’ai honte pour ces salopards de bistrotiers collabos, pour les musées, les cinémas, pour l’université … Quand je passe devant celui que j’appelle « Boyau », mauvais jeu de mots, le meilleur salon de thé autoproclamé du coin, je n’ai qu’une envie : calmement ramasser un pavé et le balancer dans la vitrine. L’autre jour, pourtant, j’y suis allé, la scène avec les p’tits d’jeunes bien nés, bien vaxxés, enfants d’expats’  péteux. J’ai parfois des moments de faiblesse, j’essaie de me faire croire que c’est encore possible mais le dégoût l’emporte. Par conséquent, je n’écris quasi plus. Je tente de résister, avec Cy, au flot  continu d’injonctions et de mensonges d’Etat, comme deux poilus coincés dans leur tranchée sous le feu distrait de l’ennemi, distrait car trop sûr de lui, à moins qu’il ne croie plus lui-même à sa propre victoire mais que faire d’autre ?

 Je veille jusque tard parmi les tableaux de ma chambre, la tapisserie, scène galante et médiévale accrochée en face du lit, les portraits d’enfants, la scène de bal masqué par Maria Debus-Diegneffe, peinte en 40 ou 42, à Dachau, la colonie artistique qui ne devait pas être si éloignée du camp du même nom. La toile représente une marquise qui fait des mines devant un pierrot dépité sous quelques lampions nocturnes. Le pierrot est diaphane. A chaque fois que j’observe cette œuvre, je me demande à quoi pensait l’artiste lorsqu’elle l’a peinte ? Elle devait être au courant ? tout le monde était au courant ?! Était-ce de l’inconscience ? un acte compensatoire ? une forme de résistance de sa part ? Et comment cette petite toile d’à peu près 45 sur 60 cm est arrivée jusqu’en Suisse ? Je l’ai acquise sur un site d’enchères très généraliste. Il y a, en-dessous de cette toile, une scène de cirque par Armand Rouiller, une gloire locale de la peinture dont la cote s’est effondrée peu après sa mort. Un clown, un jongleur, deux trapézistes court-vêtues et un Monsieur Loyal qui ressemble à Trump au milieu. On dirait qu’il crie, les bras au ciel « The best is yet to come !» En vis-à-vis, il y a les deux frères par Pierre Perrelet, deux petits garçons qui ont l’air trop sages pour leur âge, cols blancs et culottes courtes. En-dessous pend un petit dessin à l’encre d’Edith Alder, une vue de Zürich, le quai, le lac, l’église d’Enge en surplomb de l’autre rive. Chaque soir, avant d’éteindre, je passe quelques minutes à regarder ces œuvres sur les murs de ma … cellule. Avec les tapis, les plaids, les rideaux de brocart, les fleurs, les images pieuses, le canapé crapaud, la chaise Louis-Philippe verte et or, le lustre stuqué, les coussins, la pièce a presque un air tolstoïen. Il n’y a que le petit portrait de Franz Josef dans le grand âge, dans son cadre ovale de laiton, sur la commode, qui viendrait contredire cette atmosphère « à la russe ».

Je me trouve chez Me W. mon avocat. Nous dirons que j’ai des rapports complexes avec mon employeur, l’Etat de Vaud. J’ai dit non. Depuis mars 2020, je dis « non » et l’institution pédagogique vaudoise peine à comprendre le sens de ces trois lettres. Ça lui est si difficile que je suis contraint de passer par un homme de lois afin de lui faire, encore une fois, parvenir ce petit mot monosyllabique. J’en profite donc pour m’arrêter prendre un café dans un tea-room que je fréquentais dans ma lointaine jeunesse. Mon Ausweis est à jour. La serveuse ne m’a rien demandé. Elle est souriante, aimable. Les temps sont difficiles pour les lieux publics. Autant regarder ailleurs. Je me rappellerai de cette matinée, de cette serveuse si un après nous arrive et selon cet après. Un demi vieux con plaisante : « il faut donner son nom … », je n’ai pas suivi. Je pense qu’il a présenté son Ausweis sanitaire avec une pièce d’identité. La serveuse lâche une « mieux vaut en rire » quoiqu’elle semble irritée. Elle prend grand soin à éviter la question du « pass », essaie de tenir la salle comme dans le temps, avant le délire plandémique. Un autre type avec une face de gras soufflé, blême, petites lunettes aux branches trop serrées qui s’enfoncent dans le mou des tempes tourne avec intérêt les pages d’un quotidien. Il y a quelques minutes de cela, il disait au téléphone « …je pars à Paris … », pour affaires, évidemment. Il a tout de l’ « executive man ». Je me demande s’il en est à sa deuxième ou troisième dose ? Certainement un retraité actif avec son petit business indépendant. Il a tout à fait la tête d’un mec qui fait confiance à la « science » et qui croit la presse prétendument sérieuse.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *